Chapite 3 – La Basilique Saint Sernin

Toulouse, Place Saint Sernin, un temps maussade, ciel bas et climat lourd sont au rendez-vous, le rose, celui qui habille habituellement les façades en colorant leurs pierres sous l’influence des rayons du soleil, n’est pas d’actualité à cet instant. La place dont l’immense basilique romane accueillait jadis les plus grands pèlerinages de l’Occident, est aujourd’hui presque déserte. Les élèves du lycée éponyme sont déjà rentrés en cours.

Construite pour abriter les reliques de Saint Saturnin – premier évêque de Toulouse tué en l’an 250 pour n’avoir pas voulu parjurer son engagement au Christianisme – la Basilique Saint Sernin constituée de deux cent soixante chapiteaux romans, située dans le quartier populaire Arnaud-Bernard, subsiste toujours comme un haut-lieu de passage pour les pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques-de- Compostelle. Elle est à ce titre inscrite au Patrimoine Mondial de l’Unesco.

Estelle doit rencontrer pour la première fois Mathieu qui l’a sollicitée via Linkedin. Elle ne sait pratiquement rien sur lui, si ce n’est qu’il veut la rencontrer. Curieuse, Estelle a été intéressée par la demande de Mathieu. Mère de deux filles qui font sa fierté, Estelle vient juste de rentrer en France après cinq années passées en Asie. Diplômée de l’école de management de Toulouse, ex-contrôleuse de gestion puis Directrice Administrative et Financière de la filiale française d’un groupe américain, on lui a proposé de partir à Singapour pour prendre en main la filière Gestion de la Région Asie du Sud ; deux ans après, basée dans le quartier d’affaires de Guomao à Pékin, la voilà à la tête de la filiale chinoise en plein développement avec pour mission de rentabiliser au maximum les assets locaux.

A la fois douce de tempérament et ferme dans ses attitudes, travailleuse, ambitieuse, affable, elle a toujours essayé d’équilibrer ses vies personnelle et professionnelle, la seconde prenant souvent le pas sur la première. Son mari l’a suivie, s’est occupé des enfants nés peu de temps avant leur départ d’Europe, a bricolé localement sans projet précis pour lui-même.

C’était déjà ainsi dans sa famille : une mère très engagée dans le milieu de la santé, directrice d’un établissement de soins pour personnes handicapées, présidente d’associations de soutien aux personnes en difficulté, administratrice de la CAF pendant quinze ans ; un père, qui tant bien que mal, s’occupe du quotidien des deux enfants, les amène à l’école, les récupère, les fait travailler scolairement, va aux réunions de l’école, fait les allers-retours entre la maison et les activités diverses que chacun pratique, comme un véritable taxi-driver qu’il est devenu, peu de place pour une occupation professionnelle même s’il a tenté de lancer sans succès une activité sur internet, son hobby.

Jeune, Estelle appréciait cette présence paternelle et trouvait tout à fait naturel que son père soit à la maison et sa mère à l’extérieur. Plus tard, on lui a reproché régulièrement son fort investissement professionnel au détriment de ses enfants. « Une bonne mère se doit d’élever ses enfants », « les enfants ont besoin de leur mère », « pourquoi tant d’acharnement au travail alors que tu serais mieux auprès de tes enfants » s’entend-elle fréquemment dire sans pour autant que cela la culpabilise. Pourtant, prise par cette petite musique lancinante, elle ressentait le besoin d’en reparler de temps en temps avec son mari, comme pour revalider leur choix de vie.

Pour tenir, elle a adopté des principes stricts – ne jamais se lever après six heures trente car la journée appartient à celui qui se lève tôt ; ne jamais boire d’alcool ; réaliser en premier ses diverses obligations ; s’imposer un rythme soutenu ; être forte en toutes circonstances ; aller au bout de ce qu’on a commencé. Ces manières de vivre participent à sa performance mais ont une fâcheuse tendance à durcir son quotidien.

Sa dernière mission l’a gênée considérablement : devoir baisser les coûts d’une filiale dont l’exploitation très forte de la matière humaine n’est pas, ou plus, en phase avec son éthique personnelle. Et de fait, elle a du mal à être performante alors qu’elle souhaite donner satisfaction à sa direction. Ce conflit interne l’incommode de plus en plus.

Ce fut encore plus vrai lors de sa dernière tournée sur le terrain dans la province d’Heilongjiang dans le nord-est de la Chine proche de la frontière avec la Mongolie, une province reculée dans laquelle le niveau de vie est bas. L’usine de sous-traitance de trois cents personnes dont elle est responsable doit baisser ses coûts de 30 % faute d’être fermée, et ce à cause de la concurrence de nouveaux pays en voie de développement. Voir ces personnes dans un état de pauvreté certain, sans aucune autre ressource possible, leur dire que c’est terminé pour eux, soutenir leur regard, soutenir celui de son encadrement qui ne comprend pas cette décision est très douloureux pour elle.

Elle se sent impuissante mais ne peut pas le leur dire. Elle a envie de se faufiler dans un trou de souris, disparaître, n’être jamais venue là. Il faut assumer la décision, prendre sur soi, soutenir ses douleurs au ventre et dans la poitrine. En rentrant à Pékin, son patron américain la félicite « bravo Estelle, good job ». Elle sourit mécaniquement et un rictus de rejet apparait sous sa lèvre. Cela lui fait mal. Elle se dit qu’elle n’est définitivement pas taillée dans ce bois froid, non émotionnel, dur, que rien n’atteint, dont certains de ses collègues semblent constitués. Avoir des responsabilités grandissantes la grise mais pas au détriment de ses valeurs profondes. Être félicitée pour une action qu’elle répugne lui fait encore plus mal. Elle sent là une grosse limite en elle, un écart trop important avec son environnement, une limite qui devient irréversible.

Elle démissionne peu de temps après, rentre en Europe, à Toulouse, et décide de faire un break. Elle a besoin de se poser. Elle a vu trop de personnes autour d’elle, qui, par peur du vide et de leur image, repartent immédiatement sur un autre poste, pour se retrouver en burn out quelques mois plus tard. Ils ne se sont pas rendus compte que reproduire tout le temps le même schéma, alors que cela ne marche pas ou ne marche plus, est peut-être confortable à court terme mais extrêmement nocif à court-moyen terme. Comme une vague sur laquelle on pense surfer facilement mais qui vous rattrape et vous avale dans son tourbillon.

Cela fait six semaines qu’elle a réinvesti, avec sa famille, un appartement familial libre – elle doit faire attention à ses finances et ne sait pas dans quelle région se situera son prochain challenge professionnel – dans le quartier de la Côte Pavée.

Et voilà qu’elle reçoit le message de Mathieu. Le rendez-vous est donné devant la Porte Miégeville sur le côté de la basilique.

Estelle y est.

Mathieu n’est jamais venu.