Chapitre 1 – La Petite France

Fin de matinée, la réunion de chantier pour la rénovation des bureaux vient de se terminer. Créer une communauté apprenante est le rêve d’Apolline, recevoir des collègues coachs, développer du cross-working entre personnes partageant une même vision et une même approche du métier.

Le maître d’œuvre sort furieux de la salle. Apolline sait que la partie la plus facile s’est jouée au tout début du projet, quand l’architecte proposait les premiers plans d’aménagement et de décoration, quand les discussions portaient sur la répartition des espaces de réception, de travail et de circulation, sur les équipements techniques nécessaires pour en faire un lieu connecté et propice à la créativité.

Ce sont des coachs professionnels et des responsables en entreprise qui vont en profiter individuellement ou collectivement, tous clients des coachs-partenaires du lieu. Ils sont habituellement plutôt stressés, manquent de temps, font face dans leur métier, à des contradictions et des injonctions paradoxales qui les minent et créent des conflits intérieurs, alors qu’ils doivent faire bonne figure, entraîner leurs équipes, produire des résultats. C’est pourquoi, bénéficier d’un endroit beau, calme, relaxant, fonctionnel est important, comme source de relaxation et de réénergisation. Le moindre détail est pensé dans ce sens à l’image de cet escalier central tout en courbures douces, de ces murs prêts à recevoir des lignes d’écriture ou de ce meuble conçu pour s’isoler à l’écart du bruit ambiant.

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Apolline porte ce projet en elle depuis longtemps. Elle est fière de créer cet espace dans la Petite France, ce centre historique de la ville de Strasbourg irrigué par les canaux des moulins Zorn, Düntz et Spitz et celui de la navigation. Elle aime l’ambiance qui règne dans ces petites rues bordées de hautes maisons à colombages aux couleurs chaudes, dont les façades se reflètent dans l’eau omniprésente des canaux, ces espaces fleuris vert et rouge ornés de géraniums, ces petits ponts de pierre qui relient un quai à un autre. Elle s’y promène souvent seule – notamment près de ce platane du quai de la Bruche vieux de trois cent cinquante-deux ans qui a servi d’ombre à tant de générations – quand son moral est bas, son stress trop haut ou tout simplement pour se ressourcer, régénérer son énergie. Strasbourg est sa ville natale, elle y ressent ses racines, la Petite France en est le cœur, ses canaux, son système vasculaire.

Ce n’est pas un centre conçu comme un business model habituel de co-working ; n’y sont conviés que les partenaires proches, ceux qui sont dans une même communauté d’esprit. Ces partenaires pourront bénéficier d’un espace ouvert pour y travailler à l’aise : quatre salles de réunion cosy pour les entretiens de coaching ; deux grandes salles propices à la création de groupe ; un espace convivial pour partager un verre, organiser spontanément un after-work, se prélasser dans des fauteuils suspendus façon hamac. Les couleurs chatoyantes créées par la lumière qui rentre par de larges ouvertures en font un lieu vivant, à l’ambiance différente en fonction des heures de la journée. Peu de décoration, mais forte de choix sobres avec des statuettes de personnage en bronze ; quelques tableaux d’animaux stylisés ; une grande bibliothèque accueillant les ouvrages de chacun ; des coussins reprenant les couleurs vives des rideaux de l’entrée en tissus épais, un sol sable en béton quartzé – proche du béton ciré ; des tapis épais qui déclenchent l’envie de s’allonger dessus ; des luminaires dégageant une atmosphère chaude, ces murs aux couleurs ocre. Et une dénomination « Atelier Bambou », du nom de cette plante qui a la vertu de reminéraliser, de revitaliser, dont on peut se nourrir et qui grandit vite. Autant d’éléments en phase avec le métier de coach qu’elle a embrassé il y a peu.

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Les travaux ont pris quatre mois de retard, sur une durée initiale estimée à quatre mois justement, soit le double. Le chantier n’est pas encore terminé. Les malfaçons se multiplient, le manque de sérieux de certains artisans est à son paroxysme. Visiblement le maître d’œuvre n’arrive pas, ou n’arrive plus, à les gérer. L’inauguration du lieu a déjà été repoussée deux fois. Apolline est touchée par ce irrespect, elle a l’impression que les éléments sont contre elle. Elle s’est battue corps et âme pour ce projet : a bataillé pour obtenir le financement « votre business model n’est pas avéré » lui répondaient inlassablement les banquiers, mais tenace, combative, elle revenait à la charge avec plus d’énergie à chaque fois. Elle a obtenu satisfaction.

Apolline a une revanche à prendre sur elle-même et certainement sur l’existence. Une enfance trop couvée -, ne lui a pas permis de développer suffisamment son estime de soi. Elle a connu peu d’épreuves dans sa jeunesse car protégée par sa mère face à un père autoritaire pour qui une fille ne devait pas s’exposer. Elle est l’aînée – premier enfant tant attendu par le père – mais n’est pas le garçon qu’il désirait. Les conditions matérielles de son enfance ont été très bonnes, une scolarité facile jusqu’au bac dans le bon lycée catholique fréquenté par des enfants de bonne famille. Cette aisance, à tout point de vue, a été le terreau d’un mal-être interne qui grandit en elle mais qu’elle s’interdit de montrer, surtout à ses parents. C’est qu’elle ne veut pas les chagriner ou qu’elle a peur de leur réaction. Il reste difficile de comprendre les raisons de ce mal-être interne : tous les indicateurs d’ordre social étaient au vert – les amies à l’école, la fratrie, les résultats scolaires, le piano qu’elle pratique assidûment depuis l’âge de six ans, la danse classique pour laquelle elle est douée. Inconsciemment, elle sent qu’elle n’est pas à sa place, elle se sent différente de ses camarades de classe, voudrait vivre une vie avec plus d’aspérités, de reliefs.

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Jeune, ce malaise la prend au ventre ; de grandes douleurs la tiraillent très régulièrement ; son sommeil est affecté ; de fortes angoisses remontent la nuit dont elle n’arrive pas à se souvenir au petit matin, comme si elle voulait (se) les cacher. Ses parents ne s’aperçoivent de rien car elle a un vrai talent pour changer de personnage devant eux. Le seul souvenir qu’elle a de cette époque est cette ambivalence entre une vie qu’elle-même qualifie de dorée et la souffrance lancinante d’une enfant qui se culpabilise terriblement, cette souffrance qu’elle n’a toujours pas évacuée.

A partir du moment où elle a été confrontée seule à la vie, où elle a été moins couvée par ses parents car éloignée d’eux – elle est partie faire ses études d’ingénieur en bâtiment à Reims – sa vie est devenue douloureuse. Elle n’était pas préparée aux combats, aux conflits, aux échecs même relatifs, aux trahisons qu’elle a rencontrées. C’était son choix de quitter le cocon familial, d’entamer des études que ses parents lui déconseillent « ce ne sont pas des métiers pour les femmes ». Ce fut sa première grande décision structurante.

Quinze années plus tard, après une carrière réussie comme conducteur de travaux, chef de chantier, responsable de projet sur des réalisations immobilières importantes, après une thérapie de plusieurs mois et un gros travail personnel pour apaiser ses souffrances intérieures, elle change de carrière et embrasse le métier de coach en entreprise. Son expérience de management d’équipe, son parcours psychologique, son appétence pour l’humain, son envie d’être utile, constituent, à son avis, autant d’atouts pour se lancer dans ce métier, s’y plaire et y réussir.

Deux années après, son activité commence à bien tourner, ses premiers clients deviennent fidèles, la recommandent à de nouveaux.

L’Atelier Bambou n’ouvrira jamais.

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