Chapitre 4 – La scène de théâtre

« Messieurs, je vous demande un peu de calme s’il vous plaît, nous sommes entre nous ! ».

L’assemblée est particulièrement agitée ce matin. Une ambiance électrique règne, le temps orageux depuis quelques jours n’en est pas la cause principale. Un malaise s’est instauré au sein de la communauté. Faut-il laisser entrer de nouveaux membres au risque de perdre son identité ou s’ouvrir à d’autres pour se régénérer ? Choix classique mais souvent cornélien ?

Hubert, le maître de cérémonie, s’époumone pour tenter de conserver un minimum de tenue aux débats. « Allons parlez un par un, arrêtez de vous couper la parole, je vous prie de m’écouter ».

Henri est particulièrement remonté ce matin : contre son gré, deux personnes sont introduites alors qu’elles « n’ont rien à voir avec nous ».

« Mais comment peut-on faire un truc pareil ? L’histoire nous enseigne que l’on perd son âme à vouloir s’ouvrir aux étrangers.
– Mais enfin voyons, ces personnes ne sont pas des étrangers rétorque Michel, de quel droit ne donnerions-nous pas leur chance à des personnes constituées comme nous ?
– Mais elles ne sont pas constituées comme nous ! Tout nous différencie, notre origine, nos idées, nos valeurs, restons entre nous, resserrons nos rangs, affichons nos forces, luttons pour conserver nos positions.
– Et enfermons-nous à triple tour, c’est quoi notre âme ? Une coquille qui s’assèche, recroquevillée sur elle-même, prête à défendre ses seuls intérêts égoïstes, un machin sans cœur ni ouverture, c’est cela notre âme s’emporte Michel ?
– Assez, je n’en peux plus d’entendre cela !
– Laissez-moi terminer, notre âme …
– ASSEZ ! Je demande officiellement votre exclusion du Club ».

RIDEAU

Thomas conclut ainsi la dernière répétition avant la générale qui aura lieu le lendemain soir. Il tient à cette pièce qui pose la question de la discrimination, des origines, du conservatisme, il a écrit lui-même le texte. C’est la première fois qu’il se lance dans ce type d’exercice ô combien périlleux, il a besoin d’exprimer ses ressentis profonds, son dégoût face aux attitudes de plus en plus provocatrices de certaines personnes de son entourage. Il perçoit bien la montée de ce repli-sur-soi qui n’entraine qu’injustice, confrontation, et est à ses yeux préjudiciable pour le futur de notre civilisation. Ses convictions sont plus fortes que son appréhension d’écrire.

Dans sa vie de tous les jours, Thomas n’est pas un militant de longue date. Jusqu’à peu, il s’efforçait de tenir ses lignes de conduite, mélanges d’une éducation judéo-chrétienne stricte – beaucoup de rigueur, d’obligations morales, de travail, d’abnégation – qu’il a pour moitié intégrée et moitié rejetée, et d’expériences personnelles impliquantes – comme ce voyage de six mois parmi les chamans dans la région de Putumayo dans le sud-ouest de la Colombie ou encore cette saison complète dans une coopérative agricole associative. Ces évènements ont bouleversé sa façon de voir le monde. Savoir se parler, considérer l’autre comme un second soi, aider, comprendre ses émotions et celles des autres, se sentir appartenir à quelque chose plus grand que sa simple personne, faire des petits gestes répétitifs mais ô combien nobles parce qu’utiles, font maintenant partie de sa carte mentale.

Aujourd’hui il partage sa vie entre sa famille et sa profession ; marié et père de trois garçons, son rôle de professeur des écoles l’ennuie ; il s’y retrouve sans grand moyen pour faire face aux besoins grandissants des élèves ; aussi, même s’il a toujours la foi dans son métier, son nouveau combat est bien le « non-enfermement des pensées » comme il a l’habitude de le dire.

Jeune, il a connu une grosse rupture familiale du côté de son oncle quitté brutalement par sa femme sans aucune explication. Il était très proche de celui qui ne s’est jamais remis de cette séparation, à tel point qu’il a, par la suite et pendant longtemps, préféré vivre seul. Thomas aurait pu passer outre, oublier cet évènement qui ne le touchait pas directement, mais il en a gardé de l’amertume et est resté très méfiant vis-à-vis des femmes, y compris de celle qui deviendra son épouse. Cela peut expliquer sa peur de s’engager totalement avec elle. Il a adopté une attitude mi-figue mi-raisin dans sa relation de couple, j’y suis-je n’y suis pas, type d’attitude propice à une vie sans relief émotionnel. Il s’en est accommodé.
Il n’apprécie pas le conflit, préfère persuader les gens pour les entraîner avec lui, même si parfois il s’emporte face à la mauvaise foi.

Il croit, encore, à un idéal au sein duquel la nature humaine évoluerait vers plus d’apaisement, de complicité, d’ouverture, de sens : là où l’on se libère des contingences du matérialisme et où l’on sait renoncer aux honneurs à n’importe quel prix. Il pense que cela prendra du temps mais que ce chemin est inexorable. Les esprits se préparent à cette grande réconciliation : la preuve, les statistiques qui montrent que dans l’histoire de l’humanité il n’y a jamais eu aussi peu de violence dans le monde ; même si la forte médiatisation des tensions actuelles – démocratures naissantes (dictatures cachées sous un régime soi-disant démocratique), guerres religieuses au Moyen Orient, conflits pour avoir la maîtrise des matières premières stratégiques … – donne l’impression qu’elle est omniprésente. Il la condamne et la relativise à la fois.

C’est cela qui lui donne la force d’avancer. Par souci de pragmatisme et envie d’être utile à la société, il a intégré l’association « Mille Espoirs » il y a un an. Cette association porte des projets dont l’objet est de rapprocher les communautés et les personnes entre-elles. Composé d’une vingtaine de bénévoles sur l’antenne de Marseille à laquelle il a adhéré, Thomas s’est tout de suite impliqué faisant avancer plusieurs dossiers en panne de financement. Il est devenu le secrétaire général de l’association en novembre dernier, ce qui a développé chez lui une fierté intérieure.

C’est dans ce cadre qu’il a osé écrire et monter cette pièce de théâtre sur laquelle il fonde beaucoup d’espoirs. Il attend plus de deux cents spectateurs le lendemain soir dans la salle de la Maison pour Tous du quartier du Panier, en centre-ville, proche du Vieux Port. Trois représentations sont prévues, une deuxième la semaine suivante dans les quartiers nord de la ville à l’Ecole de la 2ème Chance à Saint Louis, une troisième dans les quartiers sud à Kedge Ecole de Management sur le campus de Luminy. Huit amateurs, tous membres de l’association, accompagnés d’un metteur en scène professionnel ont travaillé dur six mois durant pour parvenir à ce résultat. Son objectif secret est que cette pièce, repérée par des acteurs influents et via le réseau national de l’association, soit reprise dans les grandes villes françaises.

La pièce ne sera jamais jouée.